« Eko, eko, eko ! »

Je lève les yeux au ciel alors qu’une minipouce me suit en sautillant, ponctuant chaque saut par mon prénom écorché. Cette blondinette pas plus haute que trois pommes –et j’exagère à peine–, dont le vocabulaire est encore incertain, c’est ma petite sœur. Noéllice. Pas trois ans qu’elle est là, et déjà j’aimerai qu’on la rende. Un vrai pot de colle ! En plus elle sert à rien ! Je l’ai dit à maman et papa…D’abord ils ont voulu m’expliquer, mais comme je restais sur de moi et buté, j’ai bataillé. Ils ont fini par s’agacer… Qu’est-ce que j’avais pas dit !

« Lievain Hector Townsend ! On ne dit pas ça de sa petite soeur, ce n’est pas un jouet ou un objet ! » qu’il a dit papa…

Il peut dire ce qu’il veut, moi je le vois bien… le fait est, franchement, elle sert à rien cette petite soeur. J’aurai préféré un dragon. Ou à la rigueur, un petit frère.

En plus, depuis que je me suis fait gronder, elle répète Eko dès qu’elle me voit. Pourquoi ? Je sais pas trop. Ma théorie, c’est qu’elle a aimé mon deuxième prénom, mais qu’elle n’arrive pas à le prononcer en entier. Et comme les parents ont rigolé, elle a continué…



« - Lievain n’est pas un méchant, mais vous comprendrez madame que son comportement devient problématique… »

Je plisse le nez à l’entente de mon prénom. Je ne l’écoute déjà plus, je connais déjà l’histoire moi.

Maman va être fâchée, c’est sûr…

C’est pas de ma faute, il l’avait bien cherché ! En vrai, j’ai essayé de pas taper… J’ai vraiment essayé !

Oh oui, au moins cinq bonnes grosses minutes !

Mais c’est cet abruti de Lancelot. Avec son sourire suffisant et son air hautain… Il fait le chef avec tout le monde. Sous prétexte que son père est le directeur de la maréchaussée… Manque de bol, avec moi ça ne passe pas. J’suis pas son larbin. T’as vu le gnon que je lui ai mis ? J’espère qu’il aura bien la marque de mes doigts au milieu de son oeil au beurre noir ! Papa me manque…

Oui, je sais bien…



Pourquoi il pleut pas ?

Pourquoi il devrait pleuvoir d’après toi ?

Oui.

Mais encore ?

C’nul ce grand soleil. Il brûle la peau… Et ça réchauffe même pas à l'intérieur. Il pleut dedans, c’est gris… Il devrait pleuvoir aussi dehors. Tout le monde est triste, les gens sont gentils… Et moi j’suis en colère. C’est l’orage qui arrive, je le sens en dedans. Quelque part au fond de mes tripes… La barque s’éloigne avec papa dedans, mais j’arrive pas à le voir. Je la fixe pourtant, de toutes mes forces, pour la retenir. J’ai peur d’oublier son visage. Sa voix. Son rire. Ou quand il m’engueule… M’engueulait… C’est dur. Puis ce soleil rouge, il pique les yeux.

C’est les larmes ça, chéri…

Je pleure pas ! T’as rien compris toi… Je pleure pas. Je dois être fort, pour maman et Noéllice. Moi j’ai bientôt neuf ans, mais elle est encore petite, elle…



J’ai commencé ce sport à l’âge de 5 ans. C’est papa qui m’y a inscrit. Il disait que ça m’aiderait à canaliser mon énergie, et à prendre pleinement possession de mon corps. Et accessoirement, éviter que je me blesse en essayant tout seul… Parce qu’il est vrai que j’ai toujours aimé grimper, prendre de la hauteur, sauter, voltiger. Enfin, c’est ce que m’a répété ma mère pendant longtemps.

Je ne me souviens pas trop de mon père, encore moins de ce qu’il me racontait à 5 ans. J’ai des images, vagues, statiques, des morceaux de phrases, des sensations de bonheur. J’ai peur que peu à peu, même ça s’efface. Alors j’ai continué la gymnastique acrobatique. Pour lui, pour garder un lien avec lui. Une façon d’honorer les valeurs qu’il a voulu me donner.

Et parce que c’est pratique pour échapper aux gros bourrins que tu énerves…

Je plaide coupable, ça aide bien. Faut dire que la majorité sont tellement cons… Oh ça va, me regarde pas comme ça la petite voix… t’es d’accord avec moi la plupart du temps ! Ils ont toujours cherché avant que je les cible. Ce n’est que leur rendre la pareille. Puis c’est souvent tellement facile, leur raisonnement est tellement binaire. Ils sont tellement prévisibles.

Ouais, mais en attendant, parfois tes acrobaties ne suffisent pas à mettre ta jolie petite gueule à l'abri de leurs poings…

Ni les leurs des miens, t’inquiètes.



« Liévain est un garçon intelligent, Madame. S’il pouvait mettre ses capacités au service de son apprentissage, il pourrait faire de grandes choses… pour lui et pour la communauté. Cependant, son comportement ne va pas dans ce sens. Il ne se sert de ses neurones que pour échafauder le plan de sa prochaine connerie, et son franc parler ne laisse aucun doute là dessus. A chaque examen pourtant, il fait ce qu’il faut pour passer, toujours. C’est bien dommage qu’il gâche ainsi un beau potentiel. »



« Eko, calme-toi… Il n’y est pour rien, tu sais… mon bébé, laisse-le dire…
- Toi tu devrais pas le laisser dire maman !
- Ce n’est pas pareil… »

Ma mère et ce connard, je comprendrais jamais. Il est malsain ce type ! Près de 6 ans qu’il est dans nos vies, mais si j’trouvais le moyen de le sortir de son emprise, j’me ferais un malin plaisir à lui casser la gueule au passage ! Il mérite que ça ! Papa serait fou de voir ce qu’il a fait de ma mère, et ça me crève le coeur de la voir comme ça. Oh, on est deja allé jusqu’au clash plus d’une fois. Bien sur. Mais pas question que je lui fasse le plaisir de disparaitre du paysage et qu’il ai tout pouvoir sur Maman et Noé. Pas question… putain dire qu’il va falloir faire cette année de découverte, j’ai la gerbe à l’idée de pas pouvoir les voir pendant un an. Il peut se passer n’importe quoi. J’ai pas confiance.

Pourtant il va bien falloir. C’est chaudement recommandé.

Y’a bien ce type, un ancien collègue d’mon père. Il est là, souvent. Ses conseils sont pas déconnants, même si j’veux pas l’avouer devant lui. Et que ça pique l’égo souvent. Il m’a déjà dit qu’il veillera sur elles… Mais il ne sera pas dans la même maison. Il ne sera pas là tout le temps. Puis ce salaud sait bien rouler son monde en public. Y’a aucun moyen de pression… pour le moment je n’en ai pas trouvé. Du moins aucun qui n’éclabousserait pas maman ou ma soeur. Ou qui me ferait passer pour le méchant. Et ça, c’est hors de question.

Putain, j’ai pas envie de la faire cette année de merde.

ça va vite passer…

Mouais.



‘Tain, y’a encore plus de cons ici. J’ai pas le temps de m’ennuyer. Sérieux, les arriérés. Mon beau père est un sale con prétentieux et alcoolique, mais au moins il n’a jamais frappé Maman ou Noé. Moi il a tenté, mais j’ai rendu très vite les coups. Depuis, c’est plus du verbal, entre nous. Bref.

Putain j’espère que tout se passe bien là bas. J’arrête pas de m’demander si ça va pour ma petite soeur… maman, même si ça me fait chier de l’admettre, elle l’a choisi l’autre abruti. Pas elle… ça fait presque un an, je les retrouve bientôt. Je compte les semaines. Plus que deux et demi. Putain.

Soit pas vulgaire…

Oh ça va… J’ai pris quelques décisions ici. Je sais me débrouiller seul, et je crois que je sais quel métier je veux exercer. Oh, j’y avais déjà pensé bien sûr, c’était celui de papa. Ma mère va peut-être pas aimer l’idée, mais c’est viscéral. Le monde va tellement mal. Je peux y apporter quelque chose… Mais je sais déjà que je vais devoir réfréner mes pulsions…

Et ça, c’est clairement pas gagné !

Oh toi la ferme !



Ici c’est plan plan. J’ai pas signé pour ça moi. Je me tiens autant que possible à carreau pour avoir l’opportunité d’aller à l’extérieur, sur le vrai terrain. Bon, on a fait une sortie en reel avec deux Gardiens expérimentés, à la fin du stage… sans vouloir me vanter, je crois que je m’en suis pas si mal sorti !

Si on oublie le feu de joie sur la tête d’un des assaillants adverses qui aurait pu mal tourner pour toi…

Oh ça va ! Il nous fallait une diversion, ça a marché et tout le monde est revenu entier. J’ai protégé mes collègues et aussi le réfugié. Franchement, pour une première mission, elle était pas si mal exécutée ! Et ils connaissent mon potentiel, on s’est entraîné 4 ans à parer toute éventualité au Pommier et durant ce stage. On en a eu des mises en situation d’urgence, pour évaluer nos réactions.

C’est vrai que sur ce point, l’adrénaline t’aide à exprimer toute ta créativité.

Je sens un peu d’ironie… Mouais. En attendant, j’ai résolu, certes un peu hors des clous parfois, les exercices pratiques. Mais les instructeurs étaient pas si mécontents… Et mes notes n’ont pas été si mauvaises.

Un seul point noir, ton impulsivité. Encore et toujours…

J’y travaille, vraiment ! Puis j’ai jamais trahi qui que ce soit, mes collègues ou l’île. Même lors des simulations de capture et interrogatoires musclés. J’ai des défauts, mais je n’ai jamais été et ne serait jamais une balance. Ils le savent bien… Alors diantre ! Pourquoi ma candidature pour la faction extérieur prend tellement de temps ! Presque un an que je suis en poste intérieur, je commence à avoir fait le tour d’Insulae Leann !

Diantre ? Mais c’est que tu as du vocabulaire, quand tu veux…



« Maman, Noé est pratiquement majeure de toute façon… Si elle veut partir, tu ne peux pas l’en empêcher. Autant que tu la sache en sécurité, non ?
- Mais c’est mon bébé, Eko… D’abord toi, puis elle… »

Ma mère chouine, elle n’est plus que l’ombre de la mère de mon enfance. Ce type la vampirise sans que je ne puisse rien y faire. Cette vision m’enserre le cœur, me prend aux tripes. Mais pour Noéllice, je reste le plus calme possible. Heureusement, il n’est pas là. Sinon il aurait encore ouvert sa grande bouche…

Et toi tu aurais voulu la lui fermer. Comme à chaque fois.

Tout à fait. Il comprend pas, en même temps. C’est un parasite. Un être néfaste. Et si je parlemente présentement avec ma mère, de manière adulte, c’est pour lui prouver qu’elle peut me confier ma soeur. J'ai un appart, je bosse à coté de mes études pour être indépendant et ne surtout plus rien devoir à ma mère et son mec. Je peux tout à fait prendre soin de ma petite chieuse, pour la sortir de là. Elle non plus ne le supporte plus. Qui le pourrait, à part ma mère. Enfin, elle, la question n’est même plus là… Elle s’éteint à petit feu.

« C’est le cours normal des choses, Maman… mais on restera toujours tes enfants. On t’aime, tu le sais n’est-ce pas ? »

Je lui prend les mains, les serre dans les miennes. Elles sont bien plus froides que je ne le pensais. Je lui sourit pour la rassurer.

« Puis on ne sera pas loin, mon appart est à trois pâtés de maison tu sais… Je te l’ai déjà dit, tu peux me rendre… et tu pourras nous rendre visite quand tu le veux. »

Et le peux, si l’autre poivrot lâche du lest.

Calme, respire. Tu fais mal à ta mère, à serrer si fort ses mains…

Immédiatement ma poigne se relâche, elle me regarde interrogative. je hausse les épaules. Elle me sourit, et une fois encore mon coeur tressaille.